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Les turpitudes d'Alain
13 juin 2015

Donc on enseigne plus l'histoire à l'école

Les critiques actuelles contre les nouveaux programmes d'histoire, notamment dans le cycle 4 (classes de 5e, 4e et 3e) ont quelque chose de fascinant. Non par leur originalité, mais bien au contraire par la récurrence des arguments utilisés depuis plusieurs décennies sur la "disparition de la chronologie" ou l'effacement supposé de l'histoire nationale. Ce sont là des arguments usés jusqu'à la corde, qui font référence à un "âge d'or" purement imaginaire de l'enseignement de l'histoire, et semblent nier les progrès considérables faits depuis trente ans en termes d'ouverture sur l'histoire du temps présent, sur l'histoire de la mémoire, sur l'histoire globale, sur l'histoire des périodes sensibles, ou encore sur la dimension réflexive de la discipline. La seule relative nouveauté réside peut-être dans la polytonie du concert des lamentations, des habitués de la vocifération chauviniste, tel Dimitri Casali -"J'ai pris ces nouveaux programmes comme un nouveau coup de poignard à ce qui fonde notre identité" - à des critiques plus pertinentes et mieux informées, comme celle d'Hubert Tison, secrétaire général de l'Association des professeurs d'histoire-géographie, sans oublier les positions alarmistes de quelques-uns de nos grands intellectuels, de Pierre Nora à Pascal Bruckner. Je ne suis pas professeur de collège ou de lycée, et je n'ai pas l'expérience de terrain de ceux qui se battent sur ce qui est devenu un véritable front social et culturel. Je suis encore moins pédagogue, et je n'ai même aucune sympathie pour le "pédagogisme". Et je n'ai nul intérêt personnel à défendre ou attaquer les programmes d'histoire en cours de concertation. Je les ai simplement lus avec le regard d'un historien de métier, qui s'est intéressé à l'enseignement de l'histoire contemporaine dans le second cycle, maillon de la chaîne du savoir à laquelle j'appartiens. Certes, ces projets sont loin d'être parfaits (et je laisse de côté la question des autres disciplines). Mais j'avoue une certaine surprise devant le ton apocalyptique de certains, sans doute le seul moyen d'exister dans notre monde saturé d'opinions de toutes sortes. Tout d'abord faut-il rappeler cette évidence : les programmes scolaires reflètent non seulement l'état d'avancement de l'historiographie savante sur certains sujets (l'esclavage ou les deux guerres mondiales), mais l'esprit dans lequel historiens, sociologues, anthropologues étudient aujourd'hui le passé. D'une manière plus générale encore, ils sont le miroir, sans doute déformé, de la façon dont nos sociétés construisent, élaborent, déterminent une vision du temps qui n'est en rien un élément intangible et immémorial. Or, dans cette perspective, l'histoire n'est plus, et de longue date, envisagée comme une succession de faits établis et cristallisés dans des récits immuables, mais comme une matière relativement changeante en fonction de l'éclairage, que l'on doit connaître pour comprendre le présent, "comprendre le monde actuel", comme le précisent ces programmes (p. 39), c'est-à-dire le monde tel qu'il est et non tel qu'il devrait être. Plus encore, le passé n'est plus ce "bloc" à vocation identitaire qu'il a pu être un temps, lors de la fondation de la République, non sans quelques oublis majeurs comme l'importance du fait colonial. Il est "réparable": c'est même l'objet de la plupart des politiques de mémoire actuelles qui ont pour objectif de réparer des injustices ou promouvoir des politiques de reconnaissance, non sans quelques dérives, bien sûr. C'est l'aspect le plus neuf de notre régime d'historicité. En renouant par contre avec une tradition ancestrale, ce passé est également redevenu un réservoir infini d'expériences que l'on va questionner en fonction des enjeux les plus vifs ou les plus marquants de notre présent. Dès lors -on a presque peine à rappeler ces évidences -, l'enseignement de l'histoire ne peut reposer que sur un choix, orienté, limité, contrôlé mais qui ne peut viser une quelconque exhaustivité, laquelle n'a tout simplement aucun sens: qui peut raconter toute l'histoire, même toute l'histoire de France ? Se lamenter contre la disparition des "grands personnages", c'est défendre un choix, qui a sa logique, et même son idéologie, mais qui n'est pas plus légitime que d'autres -et l'est même beaucoup moins.

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